La vice-présidente socialiste du Parlement européen sous les verrous. Trois autres personnes également incarcérées. Le Parlement européen est sous le choc après le coup de filet mené en Belgique autour d’accusations de corruption dans une affaire liée au Qatar. L’eurodéputée française Manon Aubry n’est pas surprise par cette affaire. Depuis de longs mois, elle s’était ouvertement étonnée de la mansuétude de certains de ses collègues à l’égard du Qatar. Entretien.
TV5MONDE : Avez-vous été surprise par les révélations de ce week-end ?
Manon Aubry, eurodéputée française (Gauche radicale) : J’ai été choquée mais pas surprise !
Choquée, d’abord, par l’ampleur du scandale. C’est évidemment inégalé dans l’histoire du Parlement européen, c’est le plus gros scandale de corruption de son histoire. Mais je ne suis pas surprise car, comme je l’ai raconté sur Twitter, j’ai pu assister à des situations éclairantes lors de discussions sur une résolution concernant le Qatar.
Pendant plus d’un an, alors que j’essayais d’obtenir cette résolution (condamnant, notamment, les violations des droits humains dans le pays, NDLR), les groupes socialistes et PPE (Droite) s’y sont systématiquement opposés.
Les groupes au Parlement européen
Il y a actuellement 705 députés répartis en sept groupes au Parlement européen. Manon Aubry est membre du Groupe de la Gauche. La députée mise en cause, Eva Kaili appartient au Groupe de l’Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates.
Ensuite, dans le cours des négociations, ils ont systématiquement profité du huis clos des discussions pour défendre les intérêts du Qatar, jusqu’à nier l’existence de plusieurs milliers de victimes sur les chantiers de la Coupe du monde !
Ils ont aussi absolument tenu à ajouter dans la résolution la bonne qualité des relations diplomatiques entre l’Union européenne et le Qatar, son rôle énergétique, son rôle vis-à-vis des réfugiés afghans, bref des choses qui n’avaient rien à voir avec le sujet et qui démontraient comment ces députés voulaient à tout prix protéger les intérêts du Qatar.
J’ai été tellement choquée que, pour la première fois, dans le cours des négociations, j’ai pris des notes très éclairantes et j’ai réalisé (le 24 novembre 2022, NDLR) une vidéo dans laquelle je me demandais si le Qatar avait infiltré les négociations du Parlement européen. Je pense avoir la réponse à ma question désormais.
Manon Aubry : Il y a d’abord le lobbying extrêmement agressif d’ambassades et de pays qui pensent que l’on peut acheter des députés comme on achète des clubs de football. J’ai envie de leur répondre que notre démocratie n’est pas à vendre.
Ensuite, il y a des députés qui acceptent de se conduire de cette manière-là, sans scrupules, et qui souillent la démocratie européenne.
Enfin, tout cela est rendu possible par des règles éthiques largement insuffisantes au niveau européen. On le constate depuis des années et on en voit aujourd’hui les conséquences concrètes. Il n’y a pas de registre de transparence obligatoire, pas d’autorité éthique indépendante, ce que notre groupe avait demandé au début du mandat. La Commission européenne l’avait d’ailleurs mis sur sa feuille de route mais elle l’a mis à la poubelle depuis.
Pour moi, cela questionne de la cave au grenier les méthodes de négociations du Parlement européen qui favorisent l’opacité et ce type de pratiques. Dans ces conditions, certains députés rendent davantage de comptes au Qatar qu’à leurs concitoyens car il n’y a aucun moyen de les observer.
TV5MONDE : La question du lobbying massif à Bruxelles n’est-elle pas soulevée par ce scandale ?
Manon Aubry : Oui, très clairement. Bruxelles est la deuxième place mondiale en termes de lobby (derrière Washington DC, NDLR) avec sept lobbyistes pour un député ! On en voit les conséquences concrètes aujourd’hui, mais ce n’est que la face émergée de l’iceberg.
Depuis que je suis élue au Parlement européen, j’ai mille et un exemples de cas dans lesquels les lobbyistes ont eu une influence directe dans des décisions européennes. Je pense, par exemple, à des négociations sur la transparence des multinationales pour lutter contre l’évasion fiscale au cours desquelles nous nous sommes aperçus que le document officiel dans lequel la France exprimait sa position avait été écrit par le MEDEF (la principale organisation patronale française, NDLR).
Des histoires comme celle-là, on en a à la pelle au sein des institutions européennes !
Pour moi, cela questionne de la cave au grenier les méthodes de négociations du Parlement européen.
Manon Aubry, députée européenne.
Que ce soit au Parlement mais aussi au sein du Conseil (institution qui réunit les chefs d’État ou de gouvernement des vingt-sept États membres, NDLR) , tout se discute loin des yeux du public, dans la plus grande opacité.
Il y a une volonté délibérée de ne pas exposer au grand jour les discussions et les méthodes de délibérations européennes permettant de préserver des intérêts privés et, parfois, les intérêts d’ambassades ou de pays.
Le Qatar nie toute implication
« Ces allégations sont extrêmement préoccupantes. C’est une question de confiance dans les personnes au coeur de nos institutions« , a réagi la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, rappelant avoir proposé la création d’une « autorité indépendante » sur les questions d’éthique.
Ce lundi 12 décembre, en fin de journée, la présidente du Parlement européen, Roberta Metsola a pour sa part considéré que « la démocratie européenne est attaquée« , faisant part de sa « fureur, colère et tristesse » au sujet du scandale de corruption présumée. « Il n’y aura aucune impunité (…) rien ne sera mis sous le tapis« , a-t-elle promis, en annonçant une « enquête interne pour examiner tous les faits liés au Parlement » européen et faire en sorte que l’institution se réforme.
Du côté du Qatar, les autorités démentent être impliquées dans des tentatives de corruption. « Toute allégation de mauvaise conduite de la part de l’Etat du Qatar relève d’informations gravement erronées« , a affirmé samedi un responsable du gouvernement qatari.
Les groupes politiques mis en cause n’ont, quant à eux, pas ouvertement réagi ce lundi en milieu d’après-midi.
TV5MONDE : Vous dites qu’il faut “tout revoir de la cave au grenier”. Concrètement, que peut-on mettre en place ?
Manon Aubry : Dans l’immédiat, tout d’abord, il faut une commission d’enquête sur les défaillances des règles éthiques européennes. Ensuite, il faut en tirer toutes les conclusions, c’est à dire la mise en place de nouvelles règles éthiques, comme le registre de transparence obligatoire, ou encore l’interdiction d’accès au Parlement européen pour les anciens députés puisque l’homme au cœur du réseau de corruption est, semble-t-il, un ancien eurodéputé italien qui continue d’accéder librement au Parlement.
Nous souhaitons aussi la mise en place d’une autorité éthique indépendante disposant de suffisamment de moyens pour enquêter sur les conflits d’intérêts et prendre les sanctions adéquates. L’ampleur du scandale en démontre l’urgence.
Le Parlement et la Commission doivent voter ces dispositifs puis ils doivent ensuite pouvoir fonctionner de manière indépendante à l’image de ce qui existe en France avec la Haute autorité de la transparence de la vie publique (HATVP, fondée en France en 2013 après un scandale impliquant le ministre Jérôme Cahuzac) même si elle n’a pas encore assez d’indépendance à mon sens. Mais dans l’urgence, je réclame trois choses. La première, c’est la démission de la vice-présidente et son remplacement par une nouvelle vice-présidente à qui on pourrait ajouter la fonction de lutte contre la corruption.
Je souhaite ensuite un débat et une résolution dès cette semaine au Parlement européen puis la mise en place d’une commission d’enquête. Je pense que tout doit être acté dès cette semaine pour montrer la fermeté de notre réaction. C’est absolument incontournable, nous n’avons simplement pas le choix car, si l’on n’agit pas, le peu de croyance dans les institutions européennes va continuer de s’effondrer et la démocratie européenne est définitivement fragilisée.