« Quiconque veut instrumentaliser la Shoah pour justifier davantage de violence a renoncé à sa propre humanité. » Avec cette phrase, l’écrivaine Deborah Feldman met le doigt sur un sujet particulièrement sensible outre-Rhin : la relation spéciale et indéfectible qu’entretient l’Allemagne avec Israël et ses conséquences pour les Allemands juifs et les Allemands musulmans qui se montrent critiques du gouvernement israélien de Benjamin Netanyahu et qui appellent à la fin de la guerre à Gaza.
Le sentiment de culpabilité de l’Allemagne pour les horreurs de la Shoah pousse depuis des décennies Berlin à se ranger derrière l’État hébreu. L’ensemble des principaux partis politiques ont ainsi condamné l’attaque du Hamas du 7 octobre contre Israël, sans laisser le moindre espace possible pour que puisse s’ouvrir une discussion sur le contexte du conflit actuel. Certains rassemblements propalestiniens ont été interdits. D’autres ont été autorisés, mais les manifestants ne pouvaient pas brandir des slogans comme « Stop the war » (« Arrêtez la guerre’, NDLR). La liste des écrivains, artistes et personnalités du monde culturel désinvités ou contraints à la démission en raison de manifestations de sympathie pour le peuple palestinien s’allonge de jour en jour. Et même de petites manifestations de juifs critiquant les actions d’Israël à Gaza ont été censurées.
Lors de son passage à la télévision publique allemande, Deborah Feldman a mis les pieds dans le plat. Autrice d’une autobiographie à succès qui a servi de base à la mini-série Netflix « Unorthodox », dans laquelle elle raconte comment elle a échappé à sa communauté juive ultra-orthodoxe de New York, la secte hassidique Satmar, elle a depuis déménagé à Berlin et a été naturalisée allemande en 2017.
Elle est depuis devenue, à 37 ans, une figure familière dans son pays d’adoption, où elle apparaît régulièrement dans les médias pour raconter son destin peu commun et où ses conférences affichent complet. Mais une fois n’est pas coutume, son dernier passage sur un plateau TV, mardi 1er novembre, dans une émission de débats, a été marqué par ses vives critiques de la position allemande depuis le début de la guerre entre Israël et le Hamas.
La vidéo est devenue virale sur les réseaux sociaux. On y voit Deborah Feldman s’en prendre à Robert Habeck, le vice-chancelier ayant publié le jour même une vidéo de 10 minutes fustigeant les actes antisémites en hausse en Allemagne.
Ceux-ci ont augmenté de 240 % lors de la semaine qui a suivi les attaques du Hamas du 7 octobre, par rapport à la même période en 2022. Le 18 octobre notamment, des assaillants ont lancé deux cocktails Molotov sur une synagogue à Berlin.
« L’antisémitisme ne peut être toléré sous aucune forme », a affirmé Robert Habeck dans sa vidéo vue plus de 11 millions de fois sur X. « Toute personne allemande devra en répondre devant la justice. Si vous n’êtes pas Allemand, vous risquez également votre titre de séjour. Toute personne n’ayant pas de titre de séjour donne une raison de se voir expulsée. »
La sécurité d’Israël, « raison d’État » de l’Allemagne
« Vous dites que vous défendez les vies juives en Allemagne. Je suis horrifiée de voir que les juifs ne sont considérés comme tels dans ce pays que s’ils représentent l’agenda conservateur de droite du gouvernement israélien », lui a répondu Deborah Feldman, qui regrette ce réflexe qu’ont les Allemands de systématiquement soutenir Israël.
Le chancelier allemand Olaf Scholz a ainsi été le premier dirigeant occidental à se rendre en Israël après l’attaque du Hamas, qui a fait 1 200 victimes en une seule journée. Après sa rencontre avec le Premier ministre israélien, le 17 octobre, Olaf Scholz a déclaré que « la responsabilité [que porte l’Allemagne] en raison de la Shoah nous oblige à défendre l’existence et la sécurité de l’État d’Israël ».
Afin de permettre à Israël d’atteindre son objectif déclaré de détruire le Hamas, le chancelier a appelé à des pauses humanitaires, mais pas à un cessez-le-feu dans la bande de Gaza, où plus de 12 000 Palestiniens ont été tués par l’armée israélienne, selon le ministère de la Santé du Hamas.
Preuve d’une continuité au fil du temps et des gouvernements, la position d’Olaf Sholz est alignée sur celle adoptée par Angela Merkel il y a 15 ans. Dans un discours devant la Knesset en 2008, à l’occasion du 60eanniversaire de la fondation de l’État d’Israël, l’ancienne dirigeante allemande avait affirmé que la sécurité d’Israël faisait partie de la « raison d’État » de l’Allemagne.
Cette formule avait laissé les experts dubitatifs quant à sa signification exacte et ses implications légales. « Personne ne s’est assis pour en discuter et personne ne sait ce que cela signifie. Est-ce que l’Allemagne va envoyer des troupes dans le Golan ? Bien sûr que non. C’est simplement une déclaration symbolique que personne ne se sent en mesure de remettre en cause », explique à France 24 Susan Neiman, directrice de l’Einstein Forum, basé à Potsdam.
Cette dernière fait partie, comme Deborah Feldman, de la centaine d’universitaires, d’artistes et d’écrivains juifs signataires d’une lettre ouverte dans laquelle ils rejettent « la confusion entre l’antisémitisme et toute critique de l’État d’Israël » et appellent l’Allemagne à « respecter ses propres engagements en matière de liberté d’expression et de droit de réunion ».
« Les politiciens et la plupart des médias tiennent absolument à l’idée que nous devons soutenir Israël, qu’il ait raison ou tort, et que ce qui est fait à Gaza est justifié par le terrorisme du Hamas. Ma position est que nous pouvons condamner les deux », estime Susan Neiman.
Soutien affiché du parti d’extrême droite AfD à Israël
Mais cette ligne politique est difficile à tenir au Bundestag, où les parlementaires allemands doivent composer avec la montée en puissance du parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD), qui a dépassé cette année la coalition du chancelier Scholz dans les sondages d’opinion en raison des questions migratoires.
Comme le Rassemblement national en France, l’AfD tente de répondre aux soupçons de néonazisme au sein de ses rangs par des manifestations publiques de soutien à l’État hébreu et ne cesse d’embrasser les positions d’Israël sur Gaza et le terrorisme islamique.
C’est dans ce contexte que le Bundestag, qui débat actuellement d’une nouvelle loi sur l’immigration, a ajouté une disposition permettant de refuser la citoyenneté aux personnes condamnées pour antisémitisme. Le projet de loi sur la citoyenneté a été annoncé le 25 octobre, après un rendez-vous entre la ministre allemande de l’Intérieur, Nancy Faeser, et l’ambassadeur d’Israël en Allemagne, Ron Prosor.
Étant donné la très large définition de l’antisémitisme en Allemagne, l’annonce a été accueillie avec stupeur par les défenseurs de la liberté d’expression, certains médias allemands affirmant éprouver des difficultés à faire venir en plateau des invités étrangers en raison de leurs inquiétudes en matière de droit au séjour et d’emploi.
« Les politiciens de droite ont appelé à faire du soutien inconditionnel à Israël une condition pour vivre en Allemagne. Sans surprise, cet appel vise les immigrés issus de pays musulmans. Ils ne s’attaquent pas aux antisémites allemands d’extrême droite, même si les chiffres officiels montrent que la plupart des crimes antisémites sont commis par des militants d’extrême droite. Malgré cela, toute l’attention est portée sur le prétendu antisémitisme de gauche », explique Susan Neiman. « Lors d’une récente manifestation, la police a même dit aux manifestants que le slogan ‘Stop à la guerre’ ne pouvait pas être prononcé. »
Deborah Feldman a ressenti la même incrédulité après son débat télévisé avec Robert Habeck, lorsqu’elle a exhorté le vice-chancelier de permettre aux citoyens d’exprimer leur peine pour Gaza.
« Il a répondu que mon point de vue était d’une grande lucidité morale, mais a estimé que ce n’était pas à lui, en tant que politicien allemand, dans le pays qui a commis la Shoah, d’adopter cette ligne », a écrit Deborah Feldman dans le Guardian quelques jours après le débat. « Nous sommes arrivés à un point dans le discours allemand où nous reconnaissons maintenant ouvertement que la Shoah est utilisée comme justification pour abandonner des principes moraux. »
Cet article a été adapté de l’anglais par Romain Brunet. Vous pouvez lire sa version originale ici.