Quand la guerre en Ukraine intéresse la justice française. Exceptionnellement, les procureures spécialisées du pôle crime de guerre et crimes contre l’humanité ont accueilli France Inter pour raconter leur travail depuis le début du conflit ukrainien, en février dernier.
Il y a d’abord eu ce premier coup de téléphone de Suzanne Scott, la patronne de Fox News, le 14 mars 2021. Cela fait cinq heures que la rédaction est alors sans nouvelles de son équipe en Ukraine : un rédacteur britannique, Benjamin Hall, un caméraman franco-irlandais, Pierre Zakrzewski, et leur fixeuse ukrainienne, Oleksandra Kuvshynova . “Mais ça ne m’a pas inquiétée”, raconte Michelle Ross-Stanton, épouse de Pierre Zakrzewski. “Pierre était un grand professionnel, habitué des terrains de guerre. C’était déjà arrivé à plusieurs reprises que l’on n’ait plus de ses nouvelles pendant un moment et il avait toujours réapparu.”
Puis il y eut un deuxième appel, le lendemain. “Et là, je suis devenue vraiment inquiète. Je me suis dit que s’il avait été blessé et qu’il se trouvait dans un fossé quelque part, personne ne pourrait le sauver, car un couvre-feu de 36 heures venait d’être décrété sur Kiev. Alors, j’ai commencé à appeler la famille pour les prévenir que ce reportage serait peut-être celui dont Pierre ne rentrerait pas”. Pierre Zakrzewski est retrouvé à la morgue de Kiev le lendemain. Sa voiture a été la cible d’une fusillade à Horenka, au nord-ouest de Kiev. “Nous avons besoin de savoir ce qu’il s’est passé », explique, très émue, Michelle Ross-Stanton. « Pour notre tranquillité d’esprit. Et nous voulons voir quelqu’un payer pour ça. Mon rêve personnel est de voir Poutine jugé par la Cour pénale internationale à La Haye, mais je ne sais pas si cela arrivera un jour.”
La compétence « quasi-universelle » de la justice française
Michelle Ross-Stanton a déjà été très soulagée d’apprendre que les procureurs français spécialisés du pôle crime de guerre et crime contre l’humanité au parquet national antiterroriste ouvraient une enquête sur l’assassinat de son mari. Le principe dit de « compétence quasi-universelle » permet en effet à la justice française de se saisir de faits certes commis à l’étranger, mais dont l’auteur présumé et/ou la victime est de nationalité française ou lorsque qu’il ou elle réside habituellement en France. Franco-irlandais, Pierre Zakrzewski était né en France d’une mère française.
Peu de temps après l’ouverture de l’enquête sur l’assassinat du journaliste, d’autres enquêtes suivront. Elles sont au nombre de sept désormais sur ce conflit et concernent toutes des victimes françaises. “Nous exerçons une veille depuis le début du conflit”, explique la vice-procureure Louisa Aït-Hamou en charge de dossiers ukrainiens au sein du pôle crime de guerre et crime contre l’humanité du parquet national antiterroriste. “Nous réunissons différents types de preuves : numériques, testimoniales, matérielles. C’est un conflit très documenté, quasiment en direct. Nous avons donc accès à beaucoup de preuves.” Des photos, vidéos, images satellites qu’il faut ensuite analyser, authentifier afin de pouvoir les adjoindre à un dossier pénal. Un travail colossal.
Accéder aux scènes de crimes
En septembre dernier, des magistrats du pôle crime de guerre et crime contre l’humanité, des enquêteurs spécialisés et des experts du laboratoire scientifique de la gendarmerie se sont, de plus, rendus en Ukraine pour enquêter sur place. Ils sont alors la première institution judiciaire étrangère à le faire. “Nous avons pu partir dans l’Oblast de Kiev, aller sur les scènes de crimes, recueillir des preuves. Nous avons pu faire, comme dans un dossier classique, des constatations, des photographies, pour comprendre et analyser ces scènes de crimes. Tout cela est très très important pour les dossiers plus tard”, explique encore Louisa Aït-Hamou. Un déplacement rendu possible par la coopération avec les autorités ukrainiennes, très favorables aux collaborations internationales sur ces problématiques. Depuis le début du conflit, la justice ukrainienne a elle-même déjà ouvert 50 000 enquêtes pour des suspicions de crimes de guerre ou crimes contre l’humanité.
Mais cela ne se passe pas toujours ainsi. Et il arrive que le pays où se déroulent les faits refuse de collaborer avec la justice française, ou que les zones concernées soient impossibles d’accès aux équipes françaises. Dans ces cas, les procureurs du pôle crime de guerre et crime contre l’humanité, se tournent vers d’autres ressources. “La société civile et en particulier les ONG peuvent constituer des relais sur le terrain auquel nous n’avons pas accès”, explique ainsi Aurélie Béliot, cheffe du pôle crimes de guerre et crimes contre l’humanité au parquet national antiterroriste.
Aujourd’hui, ce pôle spécialisé pilote 90 enquêtes, dans une trentaine de zones géographiques différentes, du Rwanda au Sri-Lanka, en passant par la Libye et la zone irako-syrienne. Le plus vieux dossier, dernier issu de la Seconde Guerre mondiale, a trait à la rafle du Vieux port, à Marseille, en janvier 1943. Au sujet du conflit de 1939-1945, la magistrate Aurélie Béliot, rappelle d’ailleurs : “Il y a quand même un génocide qui a été commis sur le territoire français, parfois avec la collaboration de ressortissants français. Donc cela oblige.”
« Que la France ne devienne pas une terre d’impunité »
Alors qu’importe, selon ces magistrates spécialisées, que les processus soient longs, parfois laborieux. Ou même qu’à terme, ils débouchent sur des audiences dans un autre pays ou devant la Cour pénale internationale plutôt que la justice française. “C’est important que toutes les autorités judiciaires qui en ont la compétence s’en saisissent et contribuent à cette oeuvre de justice”, poursuit Aurélie Béliot.
“Certains peuvent se demander le sens de juger en France des crimes commis à des milliers de kilomètres, par des étrangers, sur des étrangers. Mais le sens de cette action c’est que la France ne devienne pas une terre d’impunité et le refuge de criminels de guerre et de criminels contre l’Humanité. Parce que c’est spécifiquement une criminalité qui s’insère entre les failles de la coopération. Et ce type d’individus coupables de crimes internationaux passent parfois toute leur vie de pays en pays pour échapper à leurs responsabilités. Donc le sens de ces procès, c’est ça. Ces crimes, par leur extrême gravité, portent atteinte à l’humanité toute entière et concernent donc toutes les autorités judiciaires et l’humanité toute entière.”
L’année dernière, trois procès issus d’enquêtes du pôle crimes de guerre et crimes contre l’Humanité se sont tenus en France. Ils concernaient le génocide des Tutsis au Rwanda et la guerre civile au Libéria.
Source: Radio France