« L’exemple le plus flagrant de l’utilisation abusive de la législation russe sur les agents étrangers« . C’est par ces mots que le Comité de protection des journalistes (CPJ), basé aux États-Unis, a qualifié l’arrestation puis la condamnation au mois d’octobre de la journaliste russo-américaine Alsu Kurmasheva.
Depuis l’adoption de cette loi en 2012, les autorités russes ont qualifié des dizaines de médias et une centaine de journalistes d’agents étrangers, selon le CPJ, les obligeant à soumettre régulièrement des rapports détaillés sur leurs activités.
Mais ce cadre juridique déjà strict s’est considérablement durci le 1er décembre 2022. Désormais, sont considérés « agents de l’étranger » toute personne « sous influence étrangère » : un terme suffisamment vague pour permettre l’arrestation de quiconque ayant des liens à l’extérieur de la Russie sans même recevoir d’aide financière ou matérielle d’une organisation ou d’un pays tiers.
Rédactrice au service Tatar-Bachkir de l’organisme de radiodiffusion financé par les États-Unis Radio Free Europe/Radio Liberty (RFE/RL) – station sœur de Voice of America – Alsu Kurmasheva réside à Prague avec son mari et ses deux filles adolescentes. Elle s’est rendue à Kazan, la capitale du Tatarstan russe, le 20 mai dernier pour rendre visite à sa mère malade. Elle attendait son vol de retour à l’aéroport de Kazan le 2 juin lorsque son nom a résonné dans les haut-parleurs.
Les autorités l’ont brièvement placée en garde à vue et lui ont confisqué ses passeports américain et russe, l’empêchant ainsi de quitter le pays. « À ce moment-là, elle n’était pas suspecte, mais ils ont pris ses deux passeports et son téléphone », raconte son mari, Pavel Butorin. « Ce n’est que quelques jours plus tard qu’elle a été accusée de ne pas avoir enregistré son passeport américain, ce qui constitue désormais une infraction pénale en Russie.
Contrainte de rester à Kazan les quatre mois suivants, la journaliste s’est finalement vue infliger une amende de 10 000 roubles (environ 105 dollars) le 11 octobre. Une semaine plus tard, elle attendait toujours de pouvoir récupérer ses documents de voyage le 18 octobre lorsque des « hommes en noir » se sont présentés à sa porte et l’ont emmenée, explique son mari.
Silence russe
Ce n’est qu’à la fin du mois d’octobre qu’Alsu Kurmasheva a été officiellement inculpée. Mais l’infraction retenue par la justice russe va au-delà d’un passeport non enregistré : les autorités lui reprochent d’avoir omis de déclarer son statut « d »agent étranger ». Un délit pour lequel elle risque jusqu’à cinq ans de prison.
Dans la foulée, un tribunal russe ordonne qu’Alsu Kurmasheva reste en détention jusqu’au 5 décembre. « L’infraction dont elle est accusée n’est pas un crime violent. Mais le juge a rejeté la demande d’assignation à résidence dans l’attente du procès », déplore Pavel Butorin.
La décision de l’inculper en vertu de la loi élargie sur les agents étrangers est d’autant plus surprenante qu’elle se déplaçait non pas en tant que journaliste, mais pour une affaire familiale. « Elle était là à titre personnel pour ce qui était censé être un court voyage, deux semaines tout au plus, afin d’aider sa mère », précise son mari.
Ce dernier soupçonne l’existence d’un « lien évident » entre la détention de son épouse et sa qualité de journaliste, notamment parce que la Russie a désigné le service Tatar-Bachkir, pour lequel elle travaille, comme une organisation médiatique « agent étranger ». Par ailleurs, une grande partie de sa carrière a été consacrée à la promotion de la langue et de la culture tatares.
« Elle n’est l’agent d’aucun gouvernement, et certainement pas du gouvernement américain. C’est une journaliste. Et nous voulons qu’elle soit libérée dès que possible », assure Pavel Butorin, lui-même directeur de Current Time, la chaîne de télévision et la plateforme d’information numérique en langue russe de RFE/RL, diffusées 24 h/24. En 2022, elle a également participé à la publication d’un livre intitulé « Dire non à la guerre, 40 histoires de Russes opposés à l’invasion russe de l’Ukraine », précise le journal Le Monde.
Pavel Butorin espère désormais que le département d’État américain la désignera comme « injustement détenue », ce qui permettrait de transférer son dossier à l’Envoyé présidentiel spécial pour les affaires d’otages (SPEHA), débloquant ainsi les ressources et l’expertise des États-Unis. Le SPEHA a notamment participé à la libération de la star du basket-ball Brittney Griner et du vétéran des Marines Trevor Reed, détenus par la Russie l’année dernière.
Un porte-parole du département d’État a indiqué qu’il « suivait de près » le cas d’Alsu Kurmasheva et qu’il continuait à faire pression sur Moscou pour obtenir un accès consulaire, mais que « les autorités russes n’ont pas encore répondu aux demandes ». En outre, la diplomatie américaine a expliqué ne « pas avoir encore été officiellement notifiée par le gouvernement russe de sa détention ».
À la question de savoir si la double nationalité d’Alsu Kurmasheva compliquait la situation, le porte-parole a simplement indiqué que la Russie faisait partie des pays qui pouvaient refuser de reconnaître la citoyenneté américaine d’une personne ayant une double nationalité.
« De nombreux pays ne reconnaissent pas la double nationalité, même s’ils ne l’interdisent pas expressément », écrit un porte-parole joint par courriel. En conséquence, certains « n’accordent pas d’accès aux (…) ressortissants américains en détention s’ils sont également ressortissants du pays où ils sont détenus ».
Prison « glacée » et « surpeuplée »
Depuis que la loi russe sur les agents étrangers est entrée en vigueur, Moscou l’a utilisée pour punir les détracteurs du gouvernement, notamment les groupes de la société civile, les ONG de défense des droits humains, les médias et les activistes. La Russie a également été accusée de détenir des Américains pour les utiliser comme monnaie d’échange contre des Russes détenus par les États-Unis : la liberté de Britney Griner a ainsi été négociée en échange de celle du célèbre trafiquant d’armes Viktor Bout.
De son côté, Alsu Kurmasheva a pu consulter un avocat mais n’a pas été autorisée à recevoir de visites ou à passer des appels téléphoniques avec sa famille. Son mari indique toutefois qu’il est possible d’échanger des lettres par le biais du système en ligne officiel de la prison, soumis à la censure. « Un système payant qui n’accepte que les cartes russes », ajoute-t-il.
Seules certaines des conditions de sa détention sont actuellement connues. « Sa prison est probablement surpeuplée et il y fait certainement froid », estime Pavel Butorin, précisant qu’il fait actuellement près de 0°C à Kazan et qu’Alsu Kurmasheva n’est pas autorisée à recevoir des couvertures supplémentaires de la part de sa famille ou de ses amis.
« Nous sommes privés d’Alsu depuis près de six mois maintenant. C’est une situation très déstabilisante. » Ses filles, « libres d’esprit et indépendantes », sont également confrontées à la dure réalité de la situation de leur mère. « Il leur est difficile de comprendre que leur mère est détenue dans une cellule glacée d’une prison russe simplement parce qu’elle est journaliste ».
Néanmoins, la famille cherche à s’accrocher à un avenir meilleur. « Nous avons des billets de Taylor Swift pour la tournée Eras Tour, et nous avons un billet avec le nom d’Alsu dessus », confie Pavel Butorin. « Je veux que nous y allions ensemble, en famille ».
Un appel lancé à la Turquie
« Il semble qu’il s’agisse d’un nouveau cas de harcèlement de citoyens américains par le gouvernement russe », a déclaré en octobre le porte-parole du département d’État, Matt Miller, à propos de la détention d’Alsu Kurmasheva.
De nombreux parlementaires américains, le bureau des droits de l’homme des Nations unies, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe et le président du Parlement européen figurent parmi les organismes internationaux qui demandent sa libération.
Pavel Butorin aimerait voir les nations musulmanes se joindre à ces appels car Alsu Kurmasheva revendique ses racines tatares et appartient à une minorité turcophone majoritairement musulmane en Russie. « J’aimerais beaucoup que la Turquie s’implique davantage, notamment en raison des origines turques d’Alsu, et que d’autres nations musulmanes fassent pression pour obtenir sa libération », explique-t-il.
Des organisations de médias se sont jointes aux demandes réclamant que la journaliste soit considérée comme « injustement détenue ». « Nous demandons instamment au gouvernement américain de désigner immédiatement l’emprisonnement d’Alsu Kurmasheva comme une détention illégale et injustifiée. L’administration Biden prend trop de temps pour procéder à cette désignation importante », a déclaré le National Press Club, l’une des plus grandes organisations professionnelles pour les journalistes, dans un communiqué publié début novembre.
Alsu Kurmasheva est la deuxième journaliste américaine actuellement détenu par la Russie, après l’arrestation en mars dernier du journaliste du Wall Street Journal Evan Gershkovich. Il s’agissait alors de la première fois que la Russie accusait un journaliste américain d’espionnage depuis la fin de la Guerre froide. En avril, Evan Gershkovich a été qualifié par le département d’État de citoyen américain « injustement détenu ».