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Ukraine : « l’effet Popov » ou comment le renvoi d’un général affecte l’armée russe

Service members of the Ukrainian armed forces drive tanks towards a pontoon bridge before crossing the Aidar River during military drills near Novoaidar in the Luhansk region, Ukraine, December 14, 2021. REUTERS/Oleksandr Klymenko

Lentement mais sûrement. Les forces ukrainiennes ont affirmé, mercredi 19 juillet, avoir grignoté quelques kilomètres de terrain dans trois secteurs de la contre-offensive. Des avancées enregistrées essentiellement dans la région entre Zaporijjia et Berdiansk, cité portuaire au sud qui est occupée par les Russes depuis le début de la guerre. 

Une zone de défense qui vit depuis près d’une semaine un psychodrame militaire très révélateur des dysfonctionnements actuels dans l’armée russe. C’est, en effet, dans cette région que “se font encore ressentir les effets du renvoi du général Ivan Popov”, ont souligné les analystes de l’Institute for the Study of War, dans leur point quotidien du 18 juillet sur les combats en Ukraine. 

En première ligne face à la contre-offensive ukrainienne

Il y a une semaine, cet officier était à la tête de la 58e armée combinée, c’est-à-dire « l’une des formations les plus importantes et les plus actives sur le théâtre militaire du sud de l’Ukraine », souligne Jeff Hawn, spécialiste des questions militaires russes et consultant extérieur pour le New Line Institute, un centre américain de recherche en géopolitique.

Les hommes du général Popov sont en première ligne pour repousser les assauts ukrainiens dans la région de Zaporijjia, l’un des principaux théâtres d’opération de la contre-attaque de Kiev.

Cet important rouage du dispositif défensif russe n’a pas été renvoyé en raison de mauvais résultats sur le front. “Actuellement, les officiers russes en poste dans le sud de l’Ukraine semblent faire plutôt du bon travail car leurs troupes opposent une résistance efficace à l’armée ukrainienne”, souligne Huseyn Aliyev, spécialiste du conflit ukraino-russe à l’université de Glasgow.

Il semblerait qu’il ait trop ouvertement critiqué sa hiérarchie. Dans un enregistrement audio qui a été mis en ligne le 13 juillet, il assure à ses hommes avoir été puni pour s’être plaint au ministère de la Défense d’un manque d’approvisionnement en équipements et en munitions d’artillerie. En outre, « il aurait également été sanctionné pour avoir tenté de s’adresser directement à Vladimir Poutine sans passer par Sergueï Choïgou, le ministre de la Défense, pour réclamer une rotation des soldats sur le front car les siens combattaient depuis trop longtemps sans discontinuer », assure Jeff Hawn. 

Le ministre de la Défense n’aurait pas apprécié cette tentative de court-circuiter son autorité et l’aurait démis de ses fonctions en Ukraine pour l’envoyer en Syrie. Une version des faits qui, si elle est avérée, illustre « une série de problèmes importants au sein de l’armée russe », assure Huseyn Aliyev.

D’abord, la décision du ministère russe de la Défense signifie que « Sergueï Choîgou sanctionne les officiers sur des considérations politiques plutôt que militaires, puisqu’en l’occurrence la 58e armée combinée se défend plutôt bien », juge Jeff Hawn.

Dans la foulée de la mutinerie ratée de Prigojine

Ensuite, les critiques formulées par Ivan Popov viennent confirmer les soupçons des Ukrainiens sur les réserves russes. Si Moscou est incapable d’organiser la rotation des soldats pour une formation aussi cruciale que la 58e armée combinée, c’est qu’il y a un manque d’hommes prêts au combat. Autrement dit, si l’Ukraine réussit à passer la première ligne de défense, « il est probable qu’il ne rencontre que peu de résistance au niveau des deuxième et troisième ligne de défense », estime Jeff Hawn. 

Enfin, Ivan Popov “tient à peu près le même discours qu’Evgueni Prigojine [le leader des mercenaires du groupe Wagner à l’origine d’un soulèvement raté contre le commandement militaire russe, NDLR]”, remarque Huseyn Aliyev. La sortie d’Ivan Popov a démontré très publiquement, et pour la première fois, que des officiers de l’armée régulière pouvaient partager l’avis d’Evgueni Prigojine au sujet du ministère de la Défense. 

À quel point ce sentiment est-il partagé par les gradés de l’armée russe ? Difficile à dire, mais les milblogueurs – ces commentateurs militaires russes souvent issus de la mouvance ultra-nationaliste très actif sur les réseaux sociaux – rappellent qu’il y a depuis début juillet des renvois en série de généraux (non confirmés par Moscou). Ces derniers semblent avoir perdu la confiance de Sergueï Choïgou ou de son bras droit Valeri Guerassimov, en charge des opérations en Ukraine. 

Ainsi les rumeurs propagées sur Telegram suggèrent que le major général Vladimir Seliverstov a perdu le commandement de la 106e division aéroportée de la Garde, tout comme le major général Alexander Kornev qui était à la tête de la 7e division aéroportée. Ramil Ibatullin, qui commandait la 90e division blindée, aurait même été arrêté ces derniers jours, rapporte l’Institute for the Study of War. 

« Une telle succession de renvois n’est pas dans l’ordre normal des choses pour une armée engagée dans un conflit très intense. C’est le signal qu’il y a d’importantes luttes internes actuellement », estime Huseyn Aliyev. Pour lui, c’est une conséquence directe du soulèvement manqué des mercenaires de Wagner. « Cet épisode a été un accélérateur. Il a démontré que Sergueï Choïgou et Valeri Gerassimov n’étaient pas en position de force, sinon Evguéni Prigojine aurait été arrêté. De quoi donner des idées à des officiers qui, jusqu’à présent, préféraient garder leurs critiques pour eux », analyse cet expert.

Renvois de généraux risqués

Mais la réaction des autorités – les renvois ou arrestations d’officiers – est militairement risquée. Les militaires concernés étaient à la tête d’unités souvent essentielles pour l’effort de guerre en Ukraine. « Les divisions aéroportées, par exemple, concernent les parachutistes, des unités d’élite souvent utilisées en Ukraine dans les opérations importantes », explique Huseyn Aliyev.

Difficile de dire si cette lutte interne a déjà des effets sur le terrain. L’Institute for the Study of War le suggère, expliquant que cette valse des officiers – même si on ne sait pas s’ils ont tous déjà été remplacés – ne va pas simplifier la communication et la coordination sur le champ de bataille. « Il faut bien se rendre compte que l’armée russe est très centralisée. C’est-à-dire que chaque décision doit être validée par tous les échelons de la chaîne de commandement. Des officiers comme Ivan Popov doivent ainsi donner beaucoup d’ordres qui, désormais, devront maintenant être confirmés à nouveau », explique Jeff Hawn. C’est loin d’être idéal lorsqu’il faut réagir rapidement face à l’évolution de la situation sur un terrain aussi contesté que le sud de l’Ukraine.

Pour l’instant, « on n’a pas l’impression d’assister à un effondrement des défenses russes à cause de ces problèmes », tient cependant à nuancer Huseyn Aliyev. La première ligne russe tient encore et toujours, avec quelques fissures ici ou là. Peut-être parce que pour l’instant les ordres sont assez simples à suivre : tenir, tenir et encore tenir. Mais « sur le plus long terme, la combinaison entre des officiers choisis pour leur loyauté plutôt que pour leur compétence, une pénurie d’équipement et un moral toujours assez bas ne peut pas donner de bons résultats », conclut Jeff Hawn.

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