En Turquie, le portrait de Mustafa Kemal, dit Atatürk, trône encore partout. Sa photo, moustache fine et cheveux peignés en arrière, est accrochée dans les bâtiments officiels, imprimée sur les billets de banque, affichée dans les écoles ou dans la moindre échoppe. Icône intouchable et fondateur de la République Turque en 1923, il continue d’être vénéré même 85 ans après sa mort.
Pourtant, celui qui est qualifié de « leader immortel et héros incomparable » dans le préambule de la constitution nationale a désormais un rival : Recep Tayip Erdogan. Au pouvoir depuis plus de vingt ans, le chef d’État a transformé la Turquie, souvent à rebours des ambitions de son lointain prédécesseur : islamisation de la société, réhabilitation de l’Empire ottoman, ouverture internationale du pays… Cent ans plus tôt, Atatürk voulait, au contraire, lui donner les contours de l’Europe en imposant l’abolition du califat, la sécularisation de l’enseignement, l’émancipation des femmes ou encore l’alphabet latin. « Erdogan veut renvoyer Atatürk à un décor de fond, comme un élément structurant de la mémoire de la Turquie mais appartenant au passé », résume Dorothée Schmid, chercheuse responsable du programme Turquie contemporaine et Moyen-Orient de l’IFRI.
Une « rupture totale » au niveau religieux
En 2002, la victoire électorale de l’AKP, parti islamo-conservateur présidé par Erdogan, marque ainsi le retour de l’islam au pouvoir, pourtant repoussé par Mustafa Kemal. « Atatürk était en faveur d’une laïcité très militante et d’un contrôle absolu de l’État sur la question religieuse, quasiment limitée à la sphère privée », explique Bayram Balci, chercheur du Centre de recherches internationales de Sciences Po, spécialiste de la Turquie. Le kémalisme, poussé par une élite minoritaire, a notamment interdit le port d’habits religieux comme le fez ou le voile et prescrit le calendrier grégorien ainsi que les noms à consonance turque plutôt qu’arabe.
Une modernisation à laquelle plusieurs franges de la population étaient réticentes. « La Turquie a toujours été musulmane », rappelle Dorothée Schmid. « Le régime effaçait la religion de la politique de crainte qu’il y ait une concurrence avec l’État, qui se confondait avec le personnage d’Atatürk. » Dès l’introduction du multipartisme à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, les partis politiques islamistes pullulent au sein du paysage politique. « D’une certaine façon, le but d’Erdogan [en revenant sur la laïcisation d’Atatürk] était de mettre en adéquation la représentation politique et la Turquie réelle », analyse la chercheuse.
« Erdogan est en rupture totale avec Atatürk au niveau religieux », ajoute Bayram Balci en évoquant le retour du port du voile et la visibilité de l’islam dans la sphère publique, y compris au sein de l’armée autrefois laïque. « On remarque même que le facteur islamique est utilisé comme un outil de politique étrangère. » Le chef d’État turc, qui a récemment dénoncé les « atrocités commises par Israël », se pose régulièrement en fervent protecteur du monde musulman, qu’il s’agisse des Palestiniens, des Rohingyas ou encore des musulmans africains. À l’étranger, la Turquie joue la carte des affinités religieuses et construit des mosquées, offre des bourses et multiplie les écoles confessionnelles islamiques.
Nostalgie de l’Empire ottoman
Si Atatürk et Erdogan partagent le même nationalisme, le président turc, que l’on surnomme le « Reis », s’attache à valoriser le passé ottoman de la Turquie, tandis que son prédécesseur avait bâti la Turquie moderne sur les ruines de l’Empire. « Pendant longtemps, après la mort d’Atatürk, on ne parle pas de l’Empire ottoman, qui représente l’arriérisme. Au fur et à mesure que la Turquie se libéralise, elle devient capable de parler de son passé ottoman », soutient Bayram Balci en citant les inspirations architecturales et artistiques et la restauration d’anciens bâtiments. En 2020, Erdogan a redonné son statut de lieu de culte musulman à Sainte-Sophie, convertie en mosquée par les Ottomans puis en musée à l’initiative d’Atatürk en 1934.
« Les retrouvailles avec les valeurs traditionnelles de la Turquie sont quelque chose dont Erdogan est le symbole, mais ça a commencé bien avant avec Turgut Özal, qui était à la fois pro-européen, pro-occidental mais aussi conservateur », rappelle toutefois le chercheur. Turgut Özal, président de la République turque de 1989 à 1993, est le premier à être qualifié de « néo-ottomaniste ».
S’ajoute à cela le fait que depuis le coup d’État raté de 2016, Erdogan n’a aucun complexe à renouer avec le hard power et à se rêver en chef spirituel et militaire. « La Turquie d’aujourd’hui est une puissance militaire régionale dans l’extraversion, alors que celle d’Atatürk était introvertie, concentrée sur la construction du pays et la consolidation de ses frontières », commente Dorothée Schmid.
Atatürk, symbole « installé dans la case historique »
Impossible toutefois pour Erdogan d’effacer la figure d’Atatürk, qui reste mythique. Même si le « Reis » a battu le record de longévité au pouvoir, la vie du « père des Turcs » a été rythmée par les victoires militaires de la Première Guerre mondiale et la guerre d’indépendance turque, menées tambour battant. « L’héritage d’Atatürk est forcément présent dans la structure essentielle du pays : la fondation de l’État, ses frontières, son fonctionnement politique… », précise Dorothée Schmid. « Erdogan ne va jamais dire ouvertement qu’il est contre Atatürk. Pendant sa jeunesse, il disait qu’il fallait réformer l’héritage d’Atatürk, mais ne le disait pas au nom de la lutte contre le kémalisme mais au nom de la démocratisation du pays », poursuit Bayram Balci.
Si dans certains bureaux de la permanence de l’AKP, les portraits du fondateur sont même plus grands que ceux d’Erdogan, ce dernier « a résolu le problème de popularité » selon Dorothée Schmid. « Le centenaire de la proclamation de la République turque enfonce le clou : Atatürk est installé dans la case historique. »La preuve, ce ne sont plus seulement les kémalistes qui se rendent au mausolée d’Atatürk, à Ankara. En mission de recherche pour les dernières élections en mai 2023, Dorothée Schmid y a vu « beaucoup de familles traditionnelles avec des femmes voilées ». Atatürk, qui ne semble pas avoir disparu du paysage, est réduit au symbole plutôt qu’à l’héritage idéologique. « Aujourd’hui, il peut être revendiqué par toutes les communautés politiques de la Turquie », conclut la chercheuse.